Écrit par Karine Bertholon
Le 12 mars 2024
5 minutes
Pour comprendre l’intrigue posée par cette molécule, il faut rappeler qu’en tant qu’antibiotique de dernier recours utilisé en médecine hospitalière, la colistine est intimement associée aux défis contemporains posés par l’antibiorésistance et les bactéries multi-résistantes. Cette enquête est un exemple de la confrontation entre médecins et vétérinaires pour l’utilisation des mêmes molécules, dans l’objectif de préserver chacun des conditions optimales d’exercice de leur médecine. Les classifications des antibiotiques, mises en place aux niveaux international et européen (Organisation mondiale de la santé [OMS], Organisation mondiale pour la santé animale [OIE] et Agence européenne du médicament [EMA]), sont des instruments d’action publique qui matérialisent cette opposition.
La colistine est un antibiotique ancien, découvert à la fin des années 1940. En raison de sa toxicité, son utilisation en médecine humaine est rapidement restreinte et limitée à des administrations locales. C’est dans ce contexte que son utilisation en médecine vétérinaire s’est développée dans plusieurs pays européens, dont la France, dans les décennies qui suivirent (ANSES, 2015). Les vétérinaires interviewés m’ont décrit la colistine comme un antibiotique « idéal » pour la médecine animale, notamment essentiel pour lutter contre les infections colibacillaires en élevages de porcs et de volailles. Il s’administre facilement par voie orale, est peu coûteux et il n’est pas prouvé à ce jour qu’il soit un important facteur de résistances bactériennes en santé animale.
A partir des années 2000, les médecins testent diverses stratégies thérapeutiques pour soigner les patients atteints de maladies infectieuses graves, dues à des bactéries multi-résistantes. On découvre alors que des bactéries sont sensibles à la colistine, molécule à laquelle elles n’avaient pas été exposées depuis des années. Progressivement, son utilisation se développe et ce médicament devient un antibiotique de dernier recours en santé humaine.
Les années 2000 constituent aussi un moment de prise de conscience du problème de l’antibiorésistance. Les experts scientifiques, microbiologistes, médecins, vétérinaires, de même que les représentants institutionnels, se mobilisent sur le sujet. De nombreux plans d’action sont imaginés et mis en place, différents outils de gestion des antibiotiques sont élaborés. Les classifications des antibiotiques dits « critiques » font partie de ces outils dans lesquels scientifiques et gouvernants sont particulièrement investis.
Suite à la mise en place de ces dispositifs de catégorisation, la colistine va d’abord prendre le statut d’« antibiotique hautement important », dans la première classification de l’OMS en 2005, puis devient « antibiotique d’importance critique » en 2013. Mais avec la découverte de l’existence de résistances plasmidiques à la colistine, 2016 est un tournant. Les différents instruments internationaux et européens, mis en place pour réguler l’usage des antibiotiques, n’auront de cesse d’accorder à la colistine un statut de plus en plus contraignant qui vise à empêcher son usage en médecine vétérinaire.
L’enquête que j’ai menée confirme le fort ancrage institutionnel de ce dossier (essentiellement débattu dans des arènes administratives et d’expertise sanitaire) et permet d’analyser les différentes formes que prennent les classifications des antibiotiques en tant qu’instruments d’action publique. Pour conduire mon analyse, je me suis appuyée sur l’exploitation d’une abondante littérature grise, constituée des nombreux rapports et analyses de risques produits par des experts scientifiques et médicaux à la demande des agences sanitaires (ANSES, ANMV, ANSM, EMA …) et des organisations internationales. J’ai aussi réalisé une vingtaine d’entretiens auprès d’acteurs institutionnels et professionnels impliqués dans la lutte contre l’antibiorésistance, spécialistes de la question des antibiotiques critiques, et plus généralement des usages et de la régulation des médicaments : ministères de l’agriculture et de la santé, ANMV, EMA, instituts techniques, représentants de la profession vétérinaire et des médecins, représentants du secteur agricole et agroalimentaire, et de l’industrie pharmaceutique vétérinaire.
Ce travail rappelle que la lutte contre l’antibiorésistance suit le schéma des politiques de santé, institutionnalisé depuis plus de vingt ans, et qui repose sur le principe d’une séparation entre la gestion et l’évaluation des risques. Pour en garantir la transparence et l’indépendance, évaluation et gestion sont confiées à des acteurs et des espaces administratifs distincts et répondent à des règles de dialogue institutionnalisées (Boudia & Demortain, 2014). Toutefois, concernant l’antibiorésistance (et les maladies infectieuses en général), à ces deux piliers s’ajoute la surveillance des résistances bactériennes aux antibiotiques. Ainsi, pour prendre des mesures destinées à endiguer les résistances, les acteurs du champ évaluent les risques liés aux usages des antibiotiques, et à l’exposition des populations humaines et animales aux bactéries résistantes. Et, pour évaluer ces risques, ils font en sorte d’avoir la vision la plus juste de la situation actuelle et des dynamiques d’exposition.
Dans le cas des classifications des antibiotiques critiques, ce triptyque évaluation-gestion-surveillance est révélateur des rapports de force entre santé humaine et santé animale. Pour réduire le développement des bactéries multi-résistantes et le risque d’impasses thérapeutiques, les décideurs ont choisi d’encadrer les usages antibiotiques vétérinaires en créant des outils de classement et en introduisant la notion d’antibiotique d’importance critique.
Pour étudier ces outils institutionnels, j’ai pris le parti de retenir une approche par les instruments d’action publique (Lascoumes & Le Galès, 2005). En tant qu’instruments, ces classifications permettent de fixer des règles pour ordonnancer les antibiotiques utilisés en médecine vétérinaire, d’encadrer leur usage selon les catégories définies, et par conséquent, de régler les conflits qu’ils génèrent entre les acteurs.
Pourtant, alors que ces systèmes de classification des antibiotiques visent à restreindre leurs usages en santé animale, la France a pris une décision étonnante : celle de ne pas classer la colistine sur la liste de antibiotiques critiques. La gestion de la colistine est intégrée au plan Ecoantibio 2017-2021, dont l’objectif est d’atteindre une réduction de 50 % de son exposition en 5 ans, en filières bovine, porcine et avicole. Alors que la nécessité de cet encadrement semble être un consensus scientifique et politique international, l’absence de classement de la colistine au niveau national interroge.
Comment peut-on expliquer cette décision à l’opposé des recommandations internationales et européennes ? Pourquoi la colistine n’a pas été classée parmi les antibiotiques critiques en France, alors que ce statut lui a été accordé par l’OMS et par l’EMA ? Pour avoir la réponse à cette question, je vous donne rendez-vous dans quelques semaines pour « La colistine (2). Le temps de la décision ».
BOUDIA, S., DEMORTAIN, D. (2014). La production d’un instrument générique de gouvernement. Le « livre rouge » de l’analyse des risques. Gouvernement et action publique. 2014/3 (3), pp 33-53.
LASCOUMES, P., LE GALES, P. (2005). Gouverner par les instruments. Presses de Sciences Po.
ANSES (2015). Avis du 23 septembre 2015 de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail relatif à la saisine 2015-SA-0118 concernant les antibiotiques critiques pour la santé humaine et animale.