Écrit par Karine Bertholon
Le 29 juin 2024
6 minutes
S’engager sur un sujet si précis que l’étude de la trajectoire d’une molécule antibiotique peut interpeller. Analyser les différentes étapes du classement et des usages de cette molécule aux échelles internationale, européenne et nationale, dans une fenêtre temporelle restreinte, entre 2012 et 2017, peut sembler réducteur. On peut aussi légitimement s’interroger sur les enseignements qui pourront être tirés en termes d’analyse d’une politique publique, par le prisme d’un objet sociologique si étroitement défini ! Mais l’apprentie sociologue politiste que je suis a été rassurée : les enseignements à tirer de cette enquête sont nombreux et ils sont à la fois révélateurs de l’exemplarité et de la singularité du « dossier » colistine.
D’un point de vue médical, les acteurs de la santé humaine voient la colistine comme un dossier exemplaire de la problématique des « antibiotiques de dernier recours » en médecine hospitalière. Les définitions internationale (Outil AWaRE de l’OMS) et nationale (ANSM, 2015) des « antibiotiques de derniers recours » sont d’ailleurs instructives. Bien que cette notion soit essentielle aux médecins, elle reste assez floue, générale et sans formulation de recommandations précises pour orienter les prescriptions. On comprend que les médecins doivent rester libres dans leur pratique médicale.
Pour les acteurs de la santé animale, la colistine est au contraire un antibiotique singulier. A contrario des médecins, les vétérinaires expriment souvent leur mécontentement vis-à-vis des contraintes qui leurs sont imposées en matière de prescription. Ils craignent de ne plus avoir les moyens de soigner les pathologies pour lesquelles ils sont consultés. A ce titre, ils considèrent que la colistine est un antibiotique à part, dont les propriétés pharmacocinétiques limitent le développement de résistances car l’antibiotique ne traverse pas la barrière intestinale, et sa bonne maîtrise en médecine vétérinaire le prouve.
Si l’on s’écarte de la dimension médicale du sujet, pouvons-nous considérer que la colistine est représentative des problématiques liées à la classification des antibiotiques ? Du point de vue des différentes procédures qui lui ont été appliquées, on peut répondre « oui ». Comme nous l’avons évoqué dans les précédents billets, la procédure d’analyse de risque (Boudia & Demortain, 2014) est au cœur de toutes les décisions qui ont été prises dans ce dossier. D’ailleurs, la socio-histoire que nous avons reconstituée durant l’enquête illustre la forte institutionnalisation de l’usage des données scientifiques, ainsi que le recours systématique qu’en font les décideurs. Il est important pour eux que ces données soient le plus à jour possible.
L’étude de ce dossier permet d’acquérir une bonne connaissance des procédures de classification des antibiotiques, qui sont globalement régulières, homogènes et ont vocation à être opérationnelles. Ce sont de réels instruments d’action publique, qui naviguent entre des formes « conventionnelle et incitative » et « législative et réglementaire » (Lascoumes & Le Galès, 2005), mais qui expriment toujours une volonté d’encadrer les usages des antibiotiques en médecine vétérinaire.
Enfin, cette enquête a également permis de révéler que le dossier de la colistine a été une opportunité pour tester différents modes de gouvernance. Comme nous l’avons vu dans le deuxième billet, la problématisation des antibiotiques critiques a lieu dans l’espace réglementaire et administratif. En faisant le choix d’inscrire la réduction des usages de la colistine au plan Ecoantibio 2, et non pas d’ajouter la molécule à l’arrêté du 18 mars 2016 fixant la liste des substances antibiotiques d’importance critique, les cadres de la DGAL ont décidé de favoriser une autorégulation par les professionnels de la santé animale, ce qui a d’ailleurs été une caractéristique de ce second plan par rapport au premier.
La mise en perspective du cas de la colistine avec les modes de régulations théorisés par Gaudillière et Hess à propos du marché des médicaments (Gaudillière & Hess, 2013) est à ce titre particulièrement précieuse. Dans leur ouvrage, ils identifient quatre modèles de gouvernance qu’ils voient apparaitre du XIXème siècle jusqu’à nos jours. Leur typologie repose essentiellement sur le fait de distinguer le groupe social qui, selon les différentes époques, parvient à définir les règles de régulation et les instruments qui en découlent. Ils ont ainsi pu distinguer la « régulation professionnelle », la « régulation industrielle », la « régulation administrative » et enfin la « régulation publique ».
La « régulation professionnelle » des médicaments correspond à l’organisation qui avait été instaurée par les pharmaciens lors des prémices de ce marché, à la fin du XIXème siècle. Ces règles avaient pour objectif d’assurer le monopole de la vente des médicaments aux pharmaciens diplômés.
Progressivement, pour répondre à l’essor de la consommation et des ventes de médicaments, la fabrication des médicaments s’est industrialisée. C’est une période de concurrence entre les industries pharmaceutiques, héritières des ateliers de fabrication des pharmaciens, et les industries chimiques, en plein essor. Dans ce contexte, les industriels mettent en place un ensemble de mesures pour standardiser la production, garantir la qualité des médicaments fabriqués et limiter les plaintes des clients. C’est ce que les auteurs ont appelé la « régulation industrielle ».
Le troisième mode d’encadrement est la « régulation administrative ». Lorsqu’il devient nécessaire que les autorités publiques interviennent pour garantir la protection de la santé publique et de l’environnement face aux logiques de profit économique industriel, les autorisations de mise sur le marché sont mises en place au milieu du XXème siècle. Dans leur forme moderne, elles reposent sur un dossier d’évaluation de risque expertisé par des agences sanitaires indépendantes.
Dans le cas du dossier de la colistine, on peut ainsi considérer qu’au sein d’une gouvernance des antibiotiques qui est principalement « administrative », un courant de « régulation professionnelle » parvient officiellement à s’exprimer. Il n’est plus sous-jacent, mais officiellement établi à travers l’adoption d’instruments incitant à l’autorégulation des usages de la colistine par le groupe professionnel en charge de leur prescription et de leur vente, à savoir les vétérinaires. Si tout régime de régulation tend à articuler les différents modes identifiés par Gaudillière et Hess, celui des antibiotiques en élevage semble ainsi mettre particulièrement en avant les deux modes cités précédemment. Cela peut sans doute à la fois s’expliquer par le « style » de politiques publiques qui se développe dans ce secteur (celui de la régulation du médicament vétérinaire), comme par l’influence qu’est capable d’exercer le groupe professionnel des vétérinaires, et notamment son segment administratif en charge des politiques de santé animale, actif dans les instances de gouvernance.
L’idée générale que nous retirons de cette enquête c’est que la question de la classification des antibiotiques critiques donne aux enjeux et aux acteurs scientifiques et médicaux une place centrale et durable. La surveillance de l’évolution des résistances est la principale règle du jeu qui structure les relations entre les groupes sociaux et qui oriente les politiques publiques. Ainsi, pour que ces politiques soient à la fois réalisables, acceptées et les plus efficaces possibles, il faut pouvoir adapter le pilotage de l’usage des molécules au plus près de la réalité de la situation du développement des résistances.
Un pilotage en temps réel semble bien évidemment difficile à mettre en œuvre, mais il y aurait tout avantage à renforcer cette surveillance, et à la concevoir en partenariat entre la santé humaine et la santé animale. Ainsi en faisant converger les indicateurs de mesure, on pourrait mesurer l’impact de la diminution des usages antibiotiques sur l’ensemble des résistances antibiotiques, en santé humaine comme en santé animale. Donner à l’ensemble des groupes sociaux les moyens de parler un même langage pourrait être facteur de cohésion autour de l’objectif finalement partagé : la protection de la santé humaine, animale et des écosystèmes, en d’autres termes « One Health ».
ANSM (2015). Liste des antibiotiques critiques. Actualisation 2015.
BOUDIA, S., DEMORTAIN, D. (2014). La production d’un instrument générique de gouvernement. Le « livre rouge » de l’analyse des risques. Gouvernement et action publique. 2014/3 (3), pp 33-53.
LASCOUMES, P., LE GALES, P. (2005). Gouverner par les instruments. Presses de Sciences Po.
GAUDILLIERE, J.P., HESS, V. (2013). Introduction. “Ways of Regulating”. In : GAUDILLIERE, J.P., HESS, V. Ways of Regulating Drugs in the 19th and 20th Centuries. Palgrave Macmillan. pp. 5-16.
Ce billet a initialement été publié sur le site du projet Amagri le 20 septembre 2022.